Lyon le Clos Fleuri le Lundi 15 Mai 2023
Ma chère voyageuse,
Heureusement, tu baroudes à ma place en ce moment et cela me permet de rester ancrée dans un quotidien très ritualisé que j’aurais tout de même plaisir à quitter de temps en temps.
Il n’y a guère longtemps que je ressors de ma tanière pour faire les courses essentiellement et aller chez mes libraires pour récupérer mes commandes. Je suis comme un animal auquel on aurait infligé d’arbitraires rallonges de temps dans son hibernation. Une sorte de dérèglement climatique incongru. Le goût du dehors s’en est vu amoindri de jour en jour. Il est presque paradoxal de m’en plaindre moi qui ai été longtemps une marmotte revendiquée, manquant de sommeil, rêvant de me réincarner en ourse polaire sur une banquise restaurée. J’ai dû te raconter cela un jour ou l’autre et même à d’autres, mais ce n’est vraiment plus d’actualité. Je me réveille tôt, me couche tard et fais des siestes-lectures de réajustement si besoin. Je savoure de n’avoir aucune obligation extérieure à part les rendez-vous médicaux dont je me passerais volontiers. Ils sont difficiles à obtenir et pesants à la longue.
Aujourd’hui je m’évade par le web et la vie intérieure nourrie de littérature et d’échanges avec des internautes. J’écoute beaucoup de podcasts et d’émissions radiophoniques. Je rêve volontiers debout en lisant et en écrivant. Je ne m’ennuie jamais.
La vie familiale est simple et chaleureuse. La vie intellectuelle est si ensorcelante et fluide que je les considère désormais toutes deux comme un double toboggan géant vers le néant. C’est sans panique pour l’instant, mais je sais que ça peut changer. Je m’y attends... Et toi ?
Pour récapituler, j’ai donc traversé un pénible épisode covid – j’ai l’art de ramasser les symptômes les plus enquiquinants - comme tu le sais, il m’a mise à plat pendant plus de trois semaines. Le plus dur aura été de ne plus pouvoir lire et écrire à cause d’une fatigue phénoménale, de maux de tête et de ventre faramineux. S’y ajoutaient mes problèmes de genou qui ne sont toujours pas résolus. Je suis encore dans un entre-deux, plutôt désagréable et lassant moralement, sachant pertinemment que je n’échapperai pas à la chirurgie. J’essaie de la retarder et de me persuader que c’est moi qui décide. Pour l’instant, ça marche, avec la complicité du paracétamol ce machiavélique empoisonneur hépatique. J’essaie de m’en sevrer et j’y parviens par intermittence. Je clos ici le chapitre jérémiades. Le corps est l’empire des sangles sournoises, on ne sait jamais à quel moment on va être à nouveau garroté.e.
Pour autant, je t’envie sans vergogne - très légèrement seulement - J’ai plaisir à te voir continuer à arpenter les espaces du nord au sud et maintenant jusqu’en Ecosse d’où tu vas certainement ramener de splendides photos et des textes nouveaux. Tu enchaînes avec St Sulpice à Paris. C’est formidable. Tu es une abeille internationale insatiable. Ce haut Printemps très fleuri te sourit. Moi je t’offre un coquelicot de Mai, sans doute ma fleur préférée, pour sa beauté sensuelle et sa tristesse implicite (elle symbolise définitivement pour moi la mort maternelle, en Mai, le jour de la Fête des Mères, il y a vingt ans déjà...).
Tu m’as parlé au téléphone de ta déception de ne pas avoir pu voir publié ton prochain recueil pour le Marché de la Poésie de Juin prochain. Un retard de l’éditeur qui est peut-être en difficulté financièrement ? C’est à la mode. Le prix des livres a explosé et je suppose que le coût de fabrication est de plus en plus rédhibitoire. Il va bien falloir développer des alternatives plus écologiques qu’économiques pour laisser circuler la littérature sans autant d’intermédiaires. Quoi qu’il en soit tu iras au Marché des copines et des copains en poésie, pour tes raisons précises dans la Capitale et tu y es bien entourée familialement.
J’ai acquis je te l’ai raconté, une aversion Pavlovienne vis-à-vis de Paris dont bien des gens pourtant parlent avec fierté et enthousiasme ce que je conçois.
Des souvenirs me remontent en mémoire. J’ai vécu étudiante plus ou moins malheureuse et isolée, pendant neuf mois à Paris, j’y ai été logée huit mois, à l’eau froide, dans une chambre de bonne en plein XVI°, Avenue Georges V. Les proprios relieurs à la retraite, très gentils, en dessous, que j’avais démarchés, au hasard, après avoir fui, au bout d’un mois, la piaule d’une vieille marchande de sommeil vers le Pont de Sèvres, qui m’interdisait de préparer et de prendre mes repas dans sa cuisine, y compris le petit déjeuner... Elle pensait que le Restau U pouvait me suffire. Elle était antipathique ? mielleuse à souhait, et me surveillait sévèrement. Elle partageait sa salle de bain selon des horaires farfelus. C’était somme toute une vieille chouette acariâtre et vénale. J’étais mal tombée. Mes parents payaient pourtant cher. Quand je leur ai expliqué les conditions, ils ont été outrés et sont tombés des nues, mais ils ne pouvaient rien faire à distance. J’ai gagné ainsi à 17 ans et demi, ma liberté entière et altière, et bonus, la possibilité non dérisoire de me rapprocher de mes lieux de cours dispensés à des points cardinaux de la ville. J’aurais aimé mieux connaitre mes nouveaux logeurs, pour eux j’étais la petite étudiante et ils me parlaient de leur fils brillant qui avait subi, le pauvre, un incendie domestique dans sa chambre-garçonnière, sous les toits plombés, pas très loin de la mienne, d’ailleurs ça puait et c’était encore tout noir... mais je m’en foutais. Le fils avait sans doute profité du sinistre pour s’éloigner du nid familial, je ne l’ai jamais croisé, ou alors, sans le savoir. On ne franchit pas facilement les barrières sociales, je le découvrais ainsi, abruptement. J’étais la Provinciale encore juvénile, avec son accent du midi, ça les amusait et les attendrissait. On se souriait poliment et gentiment, glissant sur le parquet vernis, dans leur vaste appartement cossu à moulures et multiples meubles de style. J’étais séduite par leur élégance, et leur décor de vie, ils me parlaient, avec cette politesse exquise et parfaite, cette réserve pudique des gens très éduqués, nous échangions brièvement, et bien sûr, seulement au moment du paiement du loyer, moins cher que le précédent. Je me souviens de leur manière presque distraite, peut-être gênée, de prendre le chèque parental - au black- et de me remercier à chaque début de mois. Je ne me souviens pas avoir signé ou fait signer de bail.
Par ailleurs, je n’avais aucun temps pour tenter de jouer les apprenties-mondaines, ou les filles postulantes potentielles de la maison, je n’avais pourtant pas froid aux yeux, mais je bourlinguais du matin au soir en métro ou à pied, de droite à gauche, du nord au sud, pour être à l’heure aux cours magistraux et aux TD dispensés à quatre endroits différents. Je me serais fait volontiers adopter à cette époque pour retrouver chaque soir la chaleur familiale qui me manquait, par certains côtés. Je me sentais exilée... J’avais réussi pourtant, en jouant les intermédiaires, à faire venir une autre étudiante de ma promo. dans une deuxième piaule, toute aussi spartiate, à côté de la mienne, mais elle rentrait chez elle dans l’Aube, tous les deux week-ends, et sortait beaucoup plus souvent au bistrot le soir, au milieu des hordes étudiantes très dynamiques. Elle avait des moyens financiers que je n’avais pas, moi qui comptais chaque centime... Elle avait raté deux fois le concours d’entrée en deuxième année de médecine, et je voyais bien qu’elle aimait mieux faire la fête, semblant à 21 ans ne se faire aucun souci pour son avenir. Je n’étais pas aussi insouciante qu’elle, et j’étais déjà amoureuse (« maquée » comme disaient ironiquement les frangins moqueurs, et pourtant séparée depuis le baccalauréat de mon cher R. connu l’été de mes 15 ans, il était étudiant en D.U.T à St Etienne).
Avec M. on avait révisé un peu ensemble... Mais elle avait pris de l’avance et a passé avec succès le cap du concours de l’Institut Supérieur de Réadaptation Psychomotrice, qui nous a été imposé et annoncé seulement au début du second trimestre. Nous étions arrivées au moment où un numerus clausus a été brutalement instauré et le diplôme est devenu national à notre détriment. C’était un nouveau cursus d’études. La sélection a donc été impitoyable. Un.e étudiant.e sur cinq a été éjecté.e... Les plus jeunes en premier. Bien que bien classée, je n’ai pas fait partie des candidat.e.s retenu.e.s . Je n’avais pas les épaules et les connaissances suffisantes face aux redoublant.e s de médecine et de pharmacie. Le contrôle continu marchait pourtant bien pour moi au début et j’étais très motivée. On nous proposait de redoubler et de repasser le concours... mais cela aurait engendré trop de frais pour ma famille. Et je savais aussi que je voulais revenir dans ma région. Malgré la déception que tu peux imaginer et l’idée vague de m’inscrire à la Fac de Lyon qui préparait au même diplôme mais sans les professeurs prestigieux que j’avais connus à Paris, j’ai préféré changer d’orientation et choisir des études payées qui m’ont transformée en soignante en Psychiatrie. Une vie, un destin comme il se dit ! J’avais découvert des matières passionnantes, vraiment tout m’intéressait... dont la psychologie médicale, l’anatomie, la physiologie et l’approche scientifique du développement humain, j’abordais la psychanalyse, expérimentais la dynamique de groupe et la pratique musicale et corporelle appliquée aux thérapies d’enfants. La concurrence a été vraiment rude et déloyale. À l’époque, j’aimais bien dessiner les omoplates... et je fréquentais la magnifique Bibliothèque St Geneviève près du Boulevard St Michel, si je me souviens bien. J’aimais flâner dans ces beaux quartiers animés, et j’avais l’impression d’entrer gratuitement dans la Caverne d’Ali Baba de cet édifice prestigieux. Mais en réalité tout ce Savoir, cette poussière enluminée et ce silence monacal m’écrasaient déjà. Comment avaler une encyclopédie ? Il était très difficile de se faire prêter les livres prescrits ou de les garder longtemps, il fallait remplir des fiches, attendre immodérément, et rendre les bouquins, avant même d’avoir pu les exploiter... C’était rageant... Il n’y avait pas internet à l’époque pour nourrir nos cerveaux et mieux préparer nos examens. Malgré la déception que tu peux imaginer et l’idée vague de m’inscrire l’année suivante à la Fac de Lyon qui préparait au même diplôme mais sans les professeurs prestigieux que j’avais connus à Paris, j’ai préféré changer d’orientation et choisir des études payées qui m’ont transformée en soignante en Psychiatrie et m’ont permis de vivre mon idylle amoureuse en toute autonomie financière. J’habitais non loin à pied de la Maison de l’O.R.T.F et j’écoutais la radio la nuit, je volais les piles à l’épicerie en dessous de chez moi ( je n’avais pas le choix, la radio était mon seul lien avec l’extérieur et j’étais désargentée). J’ai même assisté à quelques séances gratuites publiques du Pop Club de José Arthur. J’ai rencontré Maxime Le Forestier à cette occasion, un soir à la sortie, et il m’a signé un autographe sur un carnet de chant. Il s’inquiétait de savoir si les droits d’auteur avaient été respectés pour cette duplication sauvage des textes et des accords, qui nous servaient pourtant bien. On chantait à tue-tête à la guitare en ce temps-là. On ne pouvait pas non plus se payer les partitions. Séquence émotion. Je l’ai encore. Stone & Charden ont signé aussi sur mon carnet d’adresses, mais c’était moins excitant. Leurs chansons étaient plutôt cucul... Made in Normandie... Etc.. entendu en boucle depuis des mois. J’ai assisté au concert gratuit organisé par le journal Libé aux Halles. L’atmosphère était euphorique dans la mouvance hippie des années 68. L’amour comme s’il en pleuvait des trombes.
Ce fut sans doute mon premier émoi de bain de foule festive. Un souvenir très initiatique je crois. Malgré ces expériences encore adolescentes et passablement émerveillées, j’ai peu à peu haï cette vie de pigeonnier et de rat d’égout, cet anonymat ambulant au milieu des mendiant.es et des clochard.e.s tristement posté.e.s aux abords des bouches de métro. Je n’avais jamais vu cela dans mon village ardéchois. Les musicien.ne.s de rue me distrayaient et m’apitoyaient. Les chansons de Maxime que mes frères appelaient Le Fox Terrier me tournaient dans la tête... je n’avais ni télé et à peine une radio pour laquelle je volais des piles à l’épicerie, je n’avais pas vraiment pas assez d’argent, et il y a même eu cette année, pas de chance, une grève des P&T de 45 jours qui m’a privée brutalement de ressources. Je ne connaissais personne qui pouvait m’aider. J’ai fini le mois en mangeant des crêpes à l’eau...
Paris pour moi n'a été pour moi qu’une promesse non tenue. J’ai quitté cette ville avec soulagement, et sans me retourner. J’étais en manque d’amour, de la lumière du Sud et des parfums d’été dans la garrigue. J’y suis retournée pourtant, deux ou trois fois, voir des ami.e.s, je suis allée au Louvre et au Petit Palais pour voir une exposition de Georges de la Tour et une de Giacometti. J’adorais les dessins à la craie sur les parvis, reproduisant des tableaux célèbres...Cela m’a réconciliée brièvement, mais pas au point de supporter ces interminables queues d’attente aux abords des édifices culturels et ces embouteillages de bagnoles intarissables autour de l’Arc de Triomphe. C’est un phénomène qu’on voit s’amplifier à Lyon sur le périphérique et au centre-ville, qui me donne un sentiment d’étouffement similaire. Heureusement, l’entrée de l’autoroute du Sud est à peine à 300 mètres de chez nous. Si je pouvais me téléporter, j’irais prendre un bol d’air tous les jours dans les gorges de l’Ardèche dont les petites routes, parfois escarpées ont une parenté évidente avec celles de ta Corse, la Méditerranée en moins. Mais elle n’est pas loin, quand je descends sur « mes » Terres (100 kms).
Je ne savais pas que j’allais te raconter tout cela. Cela doit être un effet de l’âge. Mais je suis curieuse de savoir comment tu as vécu tes études et comment t’est venue ta vocation pour l’enseignement des langues, le français et l’italien. Tu as dû baigner dans un tout autre univers que le mien.
Je viens de relire ta dernière lettre, la 15 º de notre échange. Et je m’aperçois qu’elle date de Décembre 2022 ! Qu’avons-nous fait depuis tout ce temps ? C’est stupéfiant, alors que j’ai toujours l’impression que tu t’affaires dans la pièce à côté. Qu’il suffirait d’un coup de baguette magique pour se retrouver au soleil, devant le Moulin sur l’aire qui surplombe le Jardin de Vignale, au milieu du troupeau de toits gris, dans cet enchevêtrement ancestral de murs et de murettes solidaires. Tu me parlais de ces « livres qui s’accumulent dans les caisses, à côté, de(ton) lit. Et de tes lectures présentes et futures. Aussi des travaux et des aménagements indispensables à ton confort personnel et familial. Le hameau est devenu pour toi et les tiens un refuge important et un phalanstère de retrouvailles. Tu partages avec eux cet attachement aux racines et à la Corse fière. Tu aimes l’arpenter et à en redécouvrir les paysages fabuleux. J’aime quand tu en parles et que tu partages les photos que tu rassembles. Lire et relire un paysage familier est peut-être plus important que de lire des livres à certains moments.
Je ressens cela lorsque je retourne en Ardèche, malgré la disparition des êtres chers et la proximité d’inconnu.e.s tout autour de la maison familiale. J’aime croiser des anciens, il n’en reste plus beaucoup. Je me sens villageoise jusqu’au bout des ongles. C’est de plus en plus fort je crois.
Je pourrais te parler de mes lectures, mais j’en parle suffisamment sur les réseaux auxquels tu as accès. Je suis toujours la Revue de ton beau Site Terres de Femmes et je reste admirative de ta constance dans la mise en ligne de textes contemporains et de tes commentaires de lectrice expérimentée. De mon côté, j’active tout ce qui va dans le sens de l’écriture et du partage d’écritures.
Je me recentre beaucoup en ce moment sur mes chantiers. J’ignore ce qui va en ressortir mais je me tiens à cette place avec beaucoup de questionnements et le désir d’avancer. On en reparlera.
Je termine avec quelques citations pour le plaisir de la retranscription et aussi pour te donner envie de rebondir de la manière qui te plaira à ton retour.
Je t’embrasse de tout mon cœur.
Ton Amie d'ici.
RAISON DU BRUIT
Le prix du silence est très élevé,
sachez-le.
Je suis celui qui décrypte les voix les plus lointaines,
qui comprend le langage multiforme de la forêt,
qui parle amicalement aux poissons bleus,
qui sait danser avec les cris
des cheminées.
Hommes comme je serais heureux
si vous aviez une cloche à la place du cœur.
Je l’imagine sonner dans votre poitrine
sans fin,
confondant pour toujours la propriété et l’écho.
Hommes, je ne veux même pas le silence nécessaire,
chantez.
Mon poème est le fruit mûr de ces voix
la récolte attendue, laissez parler les enclumes,
forgerons du crépuscule, laissez parler le marteau,
charpentiers de la noble table,
laissez passer vos hymnes,
journalistes de la bonne table,
laissez parler la timbale, étudiants en oiseaux.
Chantez, hommes de tous les recoins.
Ne laissez pas l’oreille mourir de rouille
ni s’éteindre la flamme du Poète.
Laissez vos mains pâles dans la nuit
lancer leurs rochers vers le ciel.
Brisez avec votre force
le verre de l’étoile, que le son de l’aube
résonne dans vos esprits.
Faites de chaque jour un dimanche de foire.
Je ne veux même ni le silence nécessaire.
Ni une seconde de silence.
Tendez les mots jusqu’au silence du chaos,
de toute façon on se comprendra.
Chili, Octobre 1967
Luis SEPÚLVEDA, La graine ardente,
POINTS Poésie,2023, p. 167-168
***
Elle (Toia ) ne gardera du voyage, non pas l’ascension
jusqu’au col du St Cenis, mais plutôt la plongée
dans le ventre de la diligence, dans les odeurs des
voyageurs inconnus, les odeurs mélangées des
inconnus, des nourritures qu’ils ont apportées avec eux,
l’odeur de la peur, celle du gros homme qui craint
que la diligence ne verse dans le fossé ou soit attaquée
par des bandits, l’odeur un peu surie de la vieille dame
qui somnole à son côté, l’odeur du sommeil, l’odeur forte
du type en face d’elle qui la reluque, si bien qu’elle
lutte pour ne pas dormir, elle ne veut pas être à sa
merci, elle ne veut pas qu’il la regarde tout son soûl,
elle ne veut même pas dormir en sa compagnie comme
des gens mariés, l’odeur de la honte, mais aussi son
odeur à elle, l’odeur délicieuse de bonbon que, bien
sûr, elle ignore porter. Une cargaison d’odeurs, de
sommeils contrariés, un mouvement quasi aveugle et
cahoteux, voilà ce qu’elle gardera plus que l’air vivifiant
du col où ils font halte un instant.
Aveuglément toujours quand elle arrive à la grande,
Effroyable, et incompréhensible ville, quand elle arrive
à Lyon qui la recouvre en entier. Elle comprend ce
que signifie ne pas savoir où on est, ce que signifie
être désorienté comme on avait dit que l’était le vieux
chat de l’oncle, vieux et maigre comme il ne chassait
presque plus – a-t-on idée de garder un chat qui ne
sait plus chasser ? disait la mère-, le chat noir et blanc
devenu subitement aveugle et qui rasait les murs avec
précaution pour tenter de se repérer. Elle ne serait
pas capable quant à elle de se repérer en rasant
les murs. Et non seulement elle ne voit rien même si elle
écarquille les yeux tant qu’elle peut, mais elle n’entend
rien [...]
Et tout ce monde qui ne la quitte plus d’une semelle
depuis le voyage en diligence, dans les rues, mais surtout
à l’atelier, les femmes et les filles qui la regardent d’un œil
mauvais, qui ne la regardent pas, elle, la Piémontaise,
et le patron, et le contremaitre qui veille au grain et
donne des amendes, si on porte des sabots à l’atelier
vu que c’est défendu, si on parle de trop, inutilement
su son coin est malpropre, et bien sûr si le travail est
mal fait, il arrive même qu’il lève la main sur telle ou
telle qui selon lui dépasse la mesure. Tout ce monde q
qui ne la quitte plus, jusque dans son lit où elle dort
avec une autre Piémontaise qui n’en est pas moins
inconnue, son odeur forte, pas mauvaise, mais forte,
une odeur de pain brûlé, une odeur qui, au début,
l’empêche de dormir bien qu’elle soit épuisée, épuisée
d’être tout le jour rivée au moulin, épuisée d’anxiété,
épuisée d’être privée d’air et d’amples mouvements,
épuisée d’être contenue. Sa compagne de lit est bien
plus âgée qu’elle, dans les vingt-cinq ans, elle a déjà des
cernes mauves sous les yeux, la figure émaciée, le teint
très pâle, elle ne parle pas mieux le français que Toia,
pas mieux le français que les autres qui viennent de
l’Ardèche ou de la Drôme. A la ferme, Toia dormait
avec ses petits frères dans le même lit, les deux plus
petits pelotonnés comme des chiots, mais leur odeur
ne la gênait pas.
Maryline DESBIOLLES, Il n’y aura pas de sang versé,
Sabine WESPIESER éditeur, 2023 p.29-30, 33-34
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